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Tous les êtres humains, sauf Enro, se retrouvèrent sur la Terre du XXVIe siècle.
Gosseyn, qui avait effectué leur transmission par similarisation à vingt décimales, fut le dernier à apparaître. Comme il se redressait après l’impact de l’arrivée, il vit que les autres l’attendaient ; les femmes s’étaient déjà assises dans les fauteuils et sur le canapé, et les hommes étaient restés debout.
Il leur avait dit de nouveau de quitter rapidement l’endroit où ils arriveraient ; et ils avaient tous obéi.
Il s’aperçut que Blayney était en train de téléphoner et disait :
— … Venez ici rapidement !
Lorsque le président raccrocha, il se retourna vers Gosseyn.
— Il est 12 h 15 et j’ai été absent trois jours. Mes gardes seront ici dans quelques minutes.
— Très bien, monsieur, dit Gosseyn.
Il se demanda combien de temps s’était écoulé depuis qu’ils étaient arrivés sur Terre, Enin et lui. Mais c’était d’importance secondaire.
Rapidement mais calmement, il alla jeter un coup d’œil sur la chambre qu’il avait partagée avec le jeune empereur. Elle était vide. Mais le lit était défait.
Puis il s’assura que l’autre chambre aussi était inoccupée.
Il retraversa le vestibule et ouvrit la porte donnant sur la salle de séjour. Il s’adressa à Eldred Crang qui se tenait debout à côté de sa femme, l’ex-Patricia Hardie, assise dans un fauteuil.
— Je vais questionner le gardien. Je reviens tout de suite.
Crang comprit quelle était la source de son inquiétude.
— Je suppose qu’ils vont bien. Il n’y a ici aucun signe de violence. Je pense qu’ils sont partis à votre recherche, ajouta-t-il.
— Merci, dit Gosseyn.
Et il sortit dans le grand couloir de cette coquille vide qu’était devenu l’Institut de Sémantique générale.
Une minute plus tard, après avoir appuyé plusieurs fois sur la sonnette du gardien, il vit apparaître son visage ridé et ses yeux sournois levés vers lui.
— Ils sont partis déjeuner. (Sa bouche se tordit.) Cet ami à vous a dû ramener une femme ici ; parce que lui et le gamin, je les ai vus sortir avec elle. (Il termina, sur un ton désapprobateur :) Drôlement habillée, cette femme.
Gosseyn, se souvenant de Strella, la jeune femme de l’agence matrimoniale interstellaire et de sa robe drapée, dit, rassuré par cette information :
— C’est sûrement une nouvelle mode. (Puis il l’avertit :) Vous feriez mieux de vous organiser. La garde personnelle du président arrivera ici d’un moment à l’autre.
— Ah ?
Durant les quelques secondes qu’il fallut au gardien pour surmonter sa surprise, les yeux de Gosseyn se détournèrent légèrement de lui et localisèrent une partie du sol recouvert de moquette, à trois ou quatre mètres de lui.
Son cerveau second prit une photographie mentale de cet endroit de la loge, sans s’occuper de la pièce qui se trouvait au-delà qui devait être la salle de séjour de l’appartement du gardien.
— Merci, dit-il poliment.
Puis il recula ; la porte se referma avec un déclic. Gosseyn fit demi-tour et s’éloigna. Au cas où le concierge épierait ses mouvements par le judas.
Il compta jusqu’à trente parce qu’il fallait environ une minute au vieil homme pour aller jusqu’au téléphone. Il prit une image mentale du sol du couloir, juste à cet endroit. Puis il fit un bond de similarisation à vingt décimales et se retrouva dans la loge.
Il entendit la voix du gardien. « Prévenez M. Gorrold que ce type… Gosseyn, est de retour. »
Il parut écouter une remarque de son interlocuteur, puis quelques secondes après, il répondit : « D’accord, d’accord. »
Alors, Gosseyn revint d’un bond de l’autre côté de la porte, dans le couloir, et retourna à son appartement.
Au moment où il entrait, Blayney était en train de serrer la main aux hommes et de s’incliner devant les femmes. Il tournait le dos à Gosseyn.
— Si vous avez besoin de quelque chose, dit-il, sachez que je resterai en contact avec M. Gosseyn.
Comme il finissait de parler, il se retourna et vit Gosseyn arriver.
— Vous pouvez me joindre n’importe quand. Et je suppose que… (son ton se fit soudain menaçant)… tant que nous n’aurons pas fichu ces gens hors de notre galaxie, il vaut mieux rester en contact et ouvrir l’œil.
— M. Crang et moi, nous vous accompagnons jusqu’à la porte de l’Institut.
Une fois dans le couloir, il fit un seul commentaire sur cet avertissement de Blayney.
— En ce moment, personne ne peut dire comment tout cela va tourner. Mais chacun s’inquiète d’abord de sa propre situation.
Tandis qu’ils marchaient vers la sortie, il posa la question dont Gosseyn Deux, là-bas à bord du navire dzan, désirait connaître la réponse.
Blayney trouva cela amusant.
— Nous avons recueilli et mis de côté tous les bijoux et les métaux précieux, dit-il. Il ne reste plus que ce plancher raboteux et les murs mis à nu.
— J’espère encore qu’il sera reconstruit, dit Gosseyn. Personnellement, je n’ai jamais vu aucun de ces objets de valeur. Je crois comprendre qu’ils n’ont pas été vendus, ni aux enchères ni à des collectionneurs particuliers ?
— Ils sont dans les coffres du gouvernement.
— Mon frère, qui est là-bas dans l’espace, aimerait qu’ils soient rendus à leur propriétaire légal, l’Institut, lorsqu’il sera reconstruit.
Le lourd visage de Blayney s’éclaira d’un sourire.
— Tout cela est très compliqué, dit-il. Je réfléchirai à la meilleure solution… de mon point de vue.
Une minute plus tard, lorsque Crang ouvrit la porte d’entrée, une robomobile se posait sur la chaussée, à une quinzaine de mètres de l’Institut. Dès qu’elle eut touché le sol, une portière s’ouvrit et une douzaine d’hommes en uniforme descendirent en courant. En quelques bonds, ils prirent position de chaque côté de la porte. Chacun d’eux claqua des talons et salua, le bras levé.
Blayney, souriant, répondit à leur salut, puis resta avec Gosseyn et Crang pendant encore quatre minutes, jusqu’à ce que cinq limousines étincelantes arrivent à toute allure dans la rue et franchissent les grilles de l’Institut. D’autres hommes jaillirent en courant des véhicules.
Le temps était venu de se séparer.
Blayney se tourna vers Gosseyn.
— Voulez-vous que je vous envoie le Dr Kair ?
Devant un aussi grand nombre d’observateurs, Gosseyn fit une réponse protocolaire.
— Non, monsieur le Président. Je vais me rendre à son cabinet. C’est là où se trouvent les premières photos du cerveau second et les appareils qui pourront résoudre notre problème.
— Très bien. Mais ne perdez pas de temps.
— J’ai compris, monsieur. Il ne faut plus d’incidents, et surtout plus d’absence du président.
— C’est cela même.
Tout en regardant les belles automobiles s’éloigner, Gosseyn se dit que tout cela s’était déroulé trop aisément.
Tous ces gens violents avaient été réduits à l’impuissance par cette espèce de piège psychologique dans lequel ils étaient tombés. Il avait laissé Enro à bord du navire troog car, s’il avait été libre, il aurait lancé son énorme flotte contre n’importe qui.
Alors il était là-bas, apparemment prisonnier, mais toujours en contact avec son amiral. S’il arrivait quelque chose à l’empereur, ce dernier le saurait immédiatement. Et dans ce cas, la grande flotte spatiale attaquerait et détruirait le vaisseau des mutants.
On croyait donc que les Troogs, à un contre mille, auraient la sagesse de ne rien commettre de malfaisant. Ils avaient du reste conclu un traité dans ce sens.
Ici, sur Terre, Gosseyn et ses amis pensaient pouvoir compter sur le soutien du président Blayney et de ses forces armées. Il y avait peu de chances pour que les gens des grands consortiums, qui étaient opposés à la reconstruction de l’Institut et de la Machine des Jeux, commettent un acte de violence durant les deux heures à venir.
« Je vais aller voir le Dr Kair… »
Yona avait été d’accord là-dessus ; et comme aucun Troog ne l’avait désapprouvé assez ouvertement pour tenter le gambit d’une prise de pouvoir, il y avait eu consentement tacite tout le long de cette curieuse chaîne hiérarchique.
Breemeg et le trio de savants du navire de guerre dzan étaient aussi sur Terre. Ils devaient encore mitonner quelque complot et attendaient le bon moment pour agir.
Tandis que tous deux revenaient vers l’appartement, Gosseyn répéta au détective vénusien les paroles qu’il avait surprises tandis que le gardien parlait, au téléphone, avec un employé de l’entreprise de Gorrold.
— J’en ai conclu, dit-il d’un air malheureux, que Gorrold, après avoir bien réfléchi, comme il avait dit qu’il le ferait, a finalement décidé de s’opposer de nouveau à la restauration de l’Institut.
Crang secoua la tête.
— Nous ne pouvons pas encore en être sûrs. Ce sont peut-être les dernières retombées de son ancienne prise de position. Le gardien, que l’on payait pour faire régulièrement des rapports, a simplement continué à accomplir sa mission. Lorsque le message que vous avez entendu sera transmis à Gorrold, ce dernier va peut-être rappeler notre espion et lui dire que, dorénavant, il n’a plus besoin de lui.
C’était fort possible. Mais Gosseyn se dit que Gorrold, qui n’avait peut-être pas encore pris de décision, pouvait fort bien garder encore des indicateurs en activité.
— Nous ne pouvons rien faire à ce sujet tant qu’il ne se sera pas produit un événement nouveau. Seulement, ce serait vraiment dommage, conclut-il à regret, qu’il s’agisse d’une balle ou d’un faisceau d’énergie dirigés contre l’un d’entre nous. Et je me fais surtout du souci pour Enin, Dan Lyttle et cette jeune femme, qui sont partis déjeuner ensemble.
— Nous allons rejoindre nos amis. Dès que nous les aurons avertis de l’endroit où nous avons l’intention de nous rendre, nous nous occuperons d’eux. Nous irons au restaurant et nous les ramènerons dans la sécurité relative qu’offre l’appartement jadis occupé par le mystérieux M. X, qui pourtant n’était autre qu’un Gosseyn d’une génération ultérieure, bien camouflé.
Ce qui n’était qu’en partie exact.
Le plan de Crang fut bien accueilli par ceux qui les attendaient ; personne n’éleva d’objection. Patricia dit à Crang :
— Dépêche-toi de revenir !
Il sourit et hocha la tête. Et cela mit fin à la conversation.
Quelques minutes plus tard, tous deux se retrouvèrent sur le seuil de la porte extérieure ; là d’où ils avaient vu partir Blayney. Ils s’arrêtèrent pour inspecter les environs. Ces précautions montraient bien qu’ils étaient revenus sur Terre.
Cet environnement leur était maintenant familier. De petits parcs entouraient l’Institut dévasté. De l’endroit où ils se tenaient, ils pouvaient voir l’un de ces jardins et, plus loin, une rue commerçante.
C’était une série de bâtiments d’un étage, en matière plastique, avec une vitrine au rez-de-chaussée pour exposer la marchandise. À cette distance, il était impossible d’identifier les articles. Parmi ces deux rangées de boutiques, il n’y avait qu’un seul immeuble de deux étages.
Gosseyn et Crang, qui se tenaient encore à l’intérieur de l’Institut, fouillèrent du regard la rue et les magasins. Il y avait un homme sur le toit de la maison de deux étages. Et ce qui les inquiéta, c’est qu’il ne portait pas de vêtements de travail mais un complet veston gris foncé.
Il n’avait pas l’air de réparer la toiture mais se tenait au bord et regardait attentivement la rue, au-dessous de lui.
— Où est le restaurant ? demanda Crang.
Il n’y avait pas à hésiter. Le seul de la rue, c’était celui où il avait emmené Enin et Dan Lyttle et où, supposait-il, ces derniers déjeunaient en compagnie de Strella.
Il était situé sur le même trottoir et à deux boutiques du bâtiment le plus élevé. Lorsque Gosseyn eut fourni tous ces détails à Crang, celui-ci se contenta de faire remarquer :
— Regardons les choses en face. Si ce type prépare un sale coup, soit contre nous lorsque nous allons passer devant lui, soit contre eux quand ils vont sortir du restaurant, que pouvons-nous faire ?
Gosseyn secoua la tête.
— Il est trop loin pour que mon cerveau second prenne une photographie mentale de lui ; et puis, je ne le vois même pas entièrement. Il faudra donc que j’utilise contre lui l’énergie de cette grosse prise de courant électrique qui est là, juste à l’extérieur de la porte.
Crang, notant qu’il disait cela à contrecœur, lui demanda :
— Qu’est-ce qui vous ennuie ?
— Le courant pourra le brûler gravement.
— Jusqu’à le tuer ?
— Non. Pas où je vais essayer de l’atteindre.
— Bon. (Il secoua la tête.) S’il est là-haut pour tuer, nous n’avons pas de gants à prendre avec lui. Mais nous ferons simplement tout ce que nous pourrons pour lui s’il est blessé.
Il poussa la porte et tous deux sortirent.